Ils seront vaincus, première partie

— Entre.

Ce n’était pas ma première visite ici. La dernière fois, je m’étais échappé de justesse des griffes d’une hybride enragée. Aujourd’hui, j’étais déjà prêt à fuir avant même d’entrer dans le petit local.

Mais ce n’était pas l’hybride de ma visite précédente qui m’accueillit.

Un homme que je ne connaissais pas m’invita à entrer. Il portait une chemise bleue et une cravate rayée. De petites lunettes s’appuyaient sur son nez, qui semblait lui-même s’appuyer sur sa moustache. Il m’indiqua de prendre place dans une chaise en face du bureau.

— Ne te soucie pas de lui, me dit-il en tendant le bras vers le fauteuil dans le coin. Depuis que je l’ai apprivoisé, il est très docile.

Ce fauteuil m’avait déjà presque avalé. La chaise pouvait être un autre piège, encore plus carnivore. Je restai debout sur le seuil de la porte.

— Tu peux me faire confiance, Maxime. Je suis un allié. Tout comme toi, je sais qu’ils sont partout et j’ai appris comment leur échapper.

Ce n’est pas courant qu’une personne s’adresse à moi de cette façon. Les gens ont plutôt une réaction de déni quand je leur parle d’eux. Cette situation inhabituelle ne m’inspirait pas confiance, mais je me suis quand même assis sur la chaise qu’il me proposait. Si le piège n’était pas sous mes fesses, il pouvait être n’importe où ailleurs. Un tiroir explosif, une plante vampire, un crayon assassin. Mes yeux scrutèrent tous les recoins de la pièce.

— Tu n’as pas l’air de me croire et je te comprends. Les gens comme toi et moi ont pris l’habitude d’être méfiants. Laisse-moi te raconter une de mes mésaventures.

J’ai croisé les bras et me suis appuyé contre le dossier. Je me demandais quelle ruse ils tenteraient d’utiliser cette fois.

— Il y a plusieurs mois, commença-t-il d’une voix calme, j’ai frôlé la capture. Des troupes mercuriennes m’ont embusqué dans un magasin d’articles de sports. Des casquettoïdes enragés essayèrent de sucer mon cerveau pendant que des cyclorobots bloquaient les issues. Une agente déguisée en vendeuse de maillots, dont le petit chandail avait de la difficulté à contenir les formes de son corps monstrueux, chantait des incantations pour convoquer un démon de la quarante-deuxième ultra-dimension. Tu peux t’imaginer le pétrin dans lequel je me trouvais?

— Oh. Oui…

Une telle embuscade aurait bien pu avoir été mise en place pour moi. Ou il aurait pu inventer cette histoire de toutes pièces en s’inspirant des articles de mon journal. J’avais encore un énorme doute sur cet homme, mais je l’ai laissé poursuivre son récit.

J’étais curieux de savoir comment un autre avait réussi à leur échapper.

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À pareil

Encore un de mes clones.

Cette fois, c’est dans un wagon de métro que j’en croise un. Des cheveux noirs. Il porte des souliers. Lui aussi est assis. Un décompte discret me confirme qu’il possède le même nombre de doigts que moi. Pas de doute, c’est un de mes clones.

J’en rencontre de plus en plus.

Hier, c’était dans la file au guichet automatique. Je l’ai reconnu rapidement. Même couleur de peau, même couleur de manteau, même couleur de montre. Il venait même pour retirer de l’argent, lui aussi.

L’autre jour, au supermarché, j’ai même vu un clone qui s’était déguisé pour que je ne le reconnaisse pas. Son ample costume de grosse madame camouflait toutes les caractéristiques qu’ils m’avaient copiées. Mais je savais que, sous ce quadruple menton engonçant, se cachait une bouche avec mes dents.

Et ils sont rapides en plus. Alors que j’essayais de nouveaux vêtements, j’en ai aperçu un de l’autre côté de la fenêtre de la cabine. Il portait exactement ce que j’étais en train d’essayer. Je n’avais même pas encore arrêté mon choix.

Par contre, ils ne sont pas très minutieux. Plusieurs détails leur échappent. Le clone dans la cabine d’essayage était gaucher. Celui au supermarché parlait avec une voix trop grave. Celui du guichet automatique faisait un retrait de quarante dollars au lieu de quatre-vingts. Les sourcils de celui-ci, dans le métro, suivent la mauvaise courbure.

Tant qu’à me cloner, ils auraient pu faire un effort pour produire une copie parfaite.

Comme moi.

Vieille branche

Ils avaient tué la rue.

Des voitures s’alignaient jusqu’à l’intersection, vides, leurs passagers ayant été pulvérisés.

Le cadavre d’un journal déchiqueté trainait sur le trottoir. Un sac-poubelle éventré, dont les entrailles gluantes avaient roulé sur quelques mètres, agonisait contre une borne-fontaine. Même le chat qui aurait normalement dû traverser la rue à ce moment n’était pas là. Son corps devait être enfoui quelque part sous un arbre.

D’ailleurs, tous les arbres étaient morts. Leurs feuilles gisaient sur la voie. Il ne restait que les squelettes de leurs branches, immobiles dans la brise d’automne, rigor mortis forestier. Aucun n’avait été épargné. Ni les petits, ni les grands. Des familles arbres entières avaient péri ici. Le bras figé d’un papa peuplier tenait encore un bout de sac en plastique qu’il avait agité sans succès en guise de drapeau blanc. Un jeune érable avait tenté de fuir, mais ils l’avaient retenu en l’attachant solidement à un pieu.

Au lieu de m’attaquer directement, ils avaient décidé de m’asphyxier.

J’ai retenu ma respiration. S’il n’y avait plus d’arbres pour produire de l’oxygène de mon quartier, je devais épargner les quelques bouffées restantes. Mais combien de semaines d’air restait-il? Quelques jours seulement? Des heures? Des minutes?

J’ai pris une inspiration. Peut-être ma dernière.

Un peu plus loin, sur la rue, séchait la carcasse aplatie d’un rongeur. Le manque d’air l’avait complètement dessoufflé. Le pauvre. J’ai pris une autre inspiration, pas trop grande. J’ai ouvert mon sac pour le remplir d’air tandis qu’il en restait encore. Et j’en ai mis dans mes poches.

Une tache verte attira mon attention. Un arbre avait survécu. J’ai couru vers lui. Ses branches épineuses envoyaient de l’air neuf dans toutes les directions. Il rayonnait d’oxygène.

J’ai respiré.

Ça sentait bon.

Nous pouvons toujours faire confiance aux sapins. Impossible de nous en passer.

J’ai cassé une petite branche que j’ai apportée jusqu’à la maison. Ce générateur d’oxygène ne me quittera plus.

J’ai une idée. Tous les sapins qui ont survécus devraient être illuminés pour que les zones respirables soient vues de loin.

 

 

Dents de scie

Je lisais une revue périmée dans la salle d’attente quand l’hygiéniste dentaire se matérialisa à quelques pas de moi. Quand mes yeux se sont posés sur elle, j’ai aussitôt su que je n’aurais jamais dû mettre les pieds dans cette clinique. Le matériel hypnotique caché sous son sarrau ajusté venait de m’ensorceler. Et le potentiel hypnotisant était aussi efficace de face que de dos.

Je l’ai suivie.

Elle commença par essayer de me liquéfier le cerveau. Un turbocanon me bombarda de radioactivité sous différents angles. Heureusement, j’ai le neurone coriace. Après plusieurs essais, elle abandonna et me traina dans une pièce située au bout d’un long corridor. Je suivais toujours comme un zombie automatisé, les yeux soudés à ses morceaux protubérants.

Elle m’installa sur un siège étrange, au centre d’appareils aux fonctions obscures. Le dossier s’inclina et je me suis retrouvé en position semi-couchée. C’est à ce moment que j’ai réalisé que je me trouvais à bord du poste de pilotage d’une navette uranusienne.

Et Commandant Tifriss fit son entrée.

Le grand homme s’avança vers moi d’une démarche autoritaire. Ses cheveux blancs frisés dégageaient une aura d’autorité. Il installa des cartes de navigation spatiale sur un écran lumineux sans dire un mot. Je n’avais aucune idée du système planétaire qu’il consultait, mais j’ai cru reconnaitre l’étoile Molaire. Il couvrit ensuite sa bouche et son nez d’un masque, et se tourna vers moi.

Décollage.

J’agissais comme interface électrodontique pour manoeuvrer son vaisseau. Mon cerveau n’ayant pas été liquéfié comme prévu, Commandant Tifriss devait diriger mes pensées en passant par ma bouche, avec des instruments pointus qui me faisaient grincer des dents. Étant donné que le port d’un masque de mon côté aurait interféré avec les manipulations, la sexy giéniste dentaire prenait en charge ma respiration grâce à un tube introduit dans ma bouche.

Le Commandant gratta une commande galactique à droite et fraisa une instruction intersidérale à gauche. Toutes ces manipulations buccales s’avéraient très éprouvantes pour ma dentition, qui commençait d’ailleurs à fondre. Je sentais un peu de jus de dents couler du coin de ma bouche. Cela semblait occasionner quelques problèmes à la conduite de l’appareil, et j’entendis le Commandant me lancer une requête incisive à travers son masque : « Sois dans Terre… »

Oh. J’étais à bord d’un ovni kamikaze explosif dont la mission consistait à s’écraser sur la Terre pour la détruire.

Mais je ne voulais pas jouer un rôle dans l’extermination de l’humanité, moi.

Les yeux fermés, je me suis donc mis à imaginer des atterrissages parfaits. Des avions qui se posent en douceur. Un moineau sur la branche d’un buisson. Un pétale de rose au vent qui touche la surface d’un étang. Une goutte de sirop d’érable qui caresse le dos d’une crêpe. Des lèvres qui effleurent la crème fouettée d’un chocolat chaud. Ma langue sur une cuillerée de caramel. Mioum. C’est bon du sucré.

Commandant Tifriss retira ses pseudos manches à balai de ma bouche. J’ouvris les yeux et aperçus son visage sérieux. L’hygiéniste remonta le dossier du siège de pilotage. Les deux enlevèrent leurs masques. L’écrasement n’avait pas eu lieu.

J’avais sauvé la Terre. Quelle joie. Je ne pouvais m’empêcher de sourire.

Un sourire qui avait rarement été aussi beau.

Sans quartier

En sortant du wagon de métro, quelque chose d’anormal attire mon attention.

Je suis descendu à la station Rosemont, mais les écriteaux affichent «Beaubien». Les murs ne sont pas de la bonne couleur. L’architecture est différente. Même les escaliers ont été déplacés.

Bien sûr, le chauffeur de la rame de métro n’a pas attendu que je m’aperçoive de la supercherie avant de fermer les portes et de repartir. Il s’est empressé de quitter la station pour me laisser seul sur ce faux quai.

Pas tout à fait seul.

Une femme est aussi descendue ici. C’est louche. Je décide qu’il est mieux de sortir de la fausse station au plus vite. Je passe les tourniquets. Elle aussi. Je m’engage dans l’escalier mécanique et jette un coup d’oeil dans sa direction. Elle me suit.

Sur son épaule, elle transporte un énorme sac, sans aucun doute rempli de grenades à neutron et de mines radioactives. Elle fait semblant de ne pas me regarder, mais je sais qu’elle ne rate aucun de mes mouvements. Un appareil greffé à ses oreilles lui permet de capter les ondes télépathiques de tout ce qui l’entoure.

Je dois garder mon calme, car elle percevrait les battements accélérés de mon coeur comme un signal pour attaquer. Et, s’ils ont pu transformer une station de métro aussi efficacement, ils pourront effacer les traces d’une puissante explosion sans trop de difficulté. Il faut que je sorte avant de me faire enfouir sous des tonnes de béton pulvérisé. La femme se rapproche et n’est plus qu’à quelques pas.

Ils ont bloqué la porte pour me garder à l’intérieur.

Je pousse, mais un champ magnétique inversé retient la porte. J’appuie l’épaule et mets tout mon poids. Elle ne bouge pas. Mon visage se plisse d’efforts, mes pieds prennent une meilleure position sur le plancher, ma respiration devient grognement. Avec une lenteur alarmante, la porte s’entrouvre.

Un vent siffle par l’ouverture. Un micro-ouragan tente d’arracher ma veste ou de m’étrangler avec mon foulard. Je continue à pousser. La puissance du vent diminue. La tornade s’essouffle. La porte s’ouvre enfin. J’échappe à la femme explosive en courant.

Mais dehors, ce n’est pas mieux.

Tout le quartier a aussi été transformé.