État de siège

Le fauteuil de cuir grince pendant que mes fesses s’y enfoncent confortablement.

Avant de m’assoir, je n’aurais jamais imaginé que le coussin aurait été aussi profond. C’était comme si une peau avait été tendue autour d’une masse de rien vide. Je flottais sur une bulle antigravitationnelle.

— Parlez-moi d’eux. À quel moment ont-ils commencé à vous pourchasser?

La femme s’exprime avec un débit lent, sans me regarder. Ses yeux baissés fixent un calepin déposé sur ses genoux. Quelques notes y sont griffonnées, mais je me trouve trop loin pour les lire. Par contre, sur le mur à côté de moi, une douzaine de diplômes sont affichés à une distance de lecture raisonnable. Université. Certificat. Maitrise. Mentions.

Le fauteuil couine encore. J’ai l’impression que je continue à m’y enfoncer.

— Alors?

Elle lève les yeux et me regarde avec insistance. Peut-être a-t-elle soupiré, mais j’ai de la difficulté à bien entendre avec ces grincements de fauteuil. Ces ronronnements de fauteuil. Ces gargouillis de fauteuil.

Il m’avale lentement.

Sa gueule capitonnée se referme sur moi. Il se prépare à planter ses crocs dans mon… Oh. Mais non. Cette fraction de seconde de panique m’a empêché de bien réfléchir. Le fauteuil est une créature confortable. Ce confort sert à ramollir sa proie, car il n’a justement pas de dents.

Ce n’est toutefois pas une raison de me détendre. L’acide gastrique m’attend dans son estomac.

— Prenez votre temps. Vous parlerez quand vous serez prêt.

Et qu’est-ce qu’elle me veut, elle? Je ne peux pas penser à comment me faire régurgiter en paix?

« Quand vous serez prêt. »

Encore une fois, je n’ai pas bien entendu à cause de la mastication grinçante. J’ai dû me repasser sa phrase dans ma tête. Prêt. Je comprends pourquoi le fauteuil ne mâche pas vite. Je ne suis pas cuit!

Les gribouillis sur le calepin, c’est la recette!

S’il vous plait, ne me mangez pas.

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Dans le cône

Je découvre toujours leurs caméras cachées. Même s’ils ne cessent de perfectionner les capteurs et miniaturiser les boitiers, je continue d’être plus futé qu’eux. J’en ai déjà trouvé une dans une boite de biscuits pour chiens et une autre qui avait été tissée dans la sangle d’un sac à main léopard. Leur nouvelle tactique est toutefois surprenante. Ils les mettent maintenant bien en vue.

De petits triangles orangés bordent la rue. Impossible de ne pas les remarquer. Leur couleur radioactive pourrait briller même dans la nuit. Mon regard est attiré de façon irrésistible vers ces objets.

Et eux aussi me regardent.

Dès que je pose les yeux sur un de ces triangles, sa caméra interne capture l’image de ma rétine. Et même plus. L’empreinte visuelle de ce que j’ai vu des minutes plus tôt est pompée par mon nerf optique. Mes souvenirs sont aspirés par ondes photogéniques.

Ces triangoscopes sont difficiles à déjouer. Ils n’ont pas d’angle mort, la surface circulaire leur donne une vision à 360°. Et pas question d’essayer de faire du sabotage. Ils sont utilisés en groupe pour former un système redondant d’autosurveillance. Si j’en désactive un, une douzaine d’autres caméras en seront témoins. Une imagerie précise de mon anatomie sera générée, ma garde-robe complète reconstituée, ma démarche analysée et ma position triangulée. Du renfort blindé se matérialiserait dans la fraction de seconde suivante.

De toute façon, il ne faut surtout pas les approcher.

Les camécônes dégagent une énergie électrothermique dangereuse. La couleur ne sert pas uniquement à capturer notre regard, elle est l’indication du potentiel destructeur de ces appareils. Rien ne survit à leur présence. Ici, la route s’est fracturée. Plus loin, le trottoir s’est désintégré. Si j’en croise d’autres à l’intérieur, je constaterais sans doute que le plancher est en train de se liquéfier.

Zut. Je dois arrêter de les regarder. Je vais me faire drainer toutes mes pensées. Même en envoyant mon regard ailleurs, la colonie de vidéoranges reste dans mon champ de vision et poursuit sa procédure par aspiration latérale. Je n’arrive presque pas à réfléchir, la moindre idée se fait instantanément voler.

Je me ferme les yeux à moitié. Aux trois quarts même. Et le gauche est fermé au complet. Ça ne laisse que très peu d’espace pour qu’un cône s’y faufile. Même s’il est pointu.

Ça fonctionne.

Je viens de trouver comment déjouer ces triangulocônicams. Et facilement. Un simple accessoire mode. Des lunettes miroirs.

Circulation de feu

La girafe neutronique scrute la nuit avec ses deux grands yeux rouges. La tête au-dessus de la rue, elle attend qu’un piéton traverse pour le happer au passage. Une seule bouchée.

Ce prédateur urbain est parfaitement adapté à la ville. La peau grise de son cou lui permet de se camoufler parmi les édifices de béton. Sa queue tentaculaire prend l’aspect d’une fissure dans l’asphalte. Ses griffes grattent la rue comme des papiers virevoltant au vent. Son pelage beige se mélange à l’herbe jaunie du terre-plein.

Mais moi je l’ai vue.

Je me trouve téméraire. Les faits divers rapportent souvent des accidents aux intersections. Combien de personnes ont péri ou ont subi des blessures sérieuses en osant mettre le pied sur le territoire de chasse de cette bête? Je devrais rebrousser chemin, trouver une autre route. Je refuse toutefois de changer d’itinéraire à cause d’une de leurs créatures.

Je ramasse un caillou et fais un pas dans sa direction. La girafe pose ses yeux carrés sur moi. De la bave multiphasique, invisible à l’oeil nu, dégouline de sa gueule et s’écoule par la bouche d’égout placée judicieusement juste en dessous.

J’attaque.

Je lance mon caillou d’un mouvement vif. Le projectile vole vers la nuque de la girafe. La trajectoire est précise. La vélocité est optimale. L’angle d’impact est parfait.

Et le caillou rebondit sur la carapace métallique.

Je n’avais aucune chance de la blesser. De toute façon, je doutais même d’arriver à l’égratigner. Pour lui faire des dommages, il aurait fallu que je l’attaque à coups de matraque antimatière ou de bulldozer, et ce n’est pas le genre d’arsenal que je traine dans mes poches. D’un point de vue strictement offensif, ce que je viens de faire est d’une futilité absolue.

Sauf que j’ai perturbé son appétit. Agacée, la créature retrousse son nez vert. Son regard se tourne ailleurs, me donnant l’occasion de me faufiler de l’autre côté de la rue sans risque.

Il ne me restera plus qu’à déjouer le tigre à dossier tapi derrière l’abribus.

Trop de trolls, oh là là.

Solidement accrochée à mon tympan.

Une bactérie musicale était parvenue à trainer son corps gluant jusqu’au fond de mon oreille. Ils avaient trafiqué un haut-parleur et m’avaient téléporté ce micromutant par ondes radio. Son chant redondant en boucle répétitive m’obnubilait. Vite, je devais me délivrer de cette maladie bémol.

J’ai essayé de la noyer en me versant de l’eau dans l’oreille. L’eau du robinet ne ralentissait pas ses gargouillis musicaux. L’eau de la douche non plus. Ni l’eau en bouteille. J’avais même l’impression que je l’entendais se gargariser avec tout le liquide que je venais de lui envoyer. L’eau, l’eau, l’eau.

Puisqu’elle résistait à toutes les formes d’eau, j’ai changé de stratégie en optant pour du solide. Ils ont peut-être inventé un monstre microscopique imperméable, mais un monstre, aussi indélébile qu’il soit, peut toujours se faire écrabouiller. C’est même plus propre ainsi. Le jus d’organes reste à l’intérieur de la carapace.

J’ai dégainé un cure-oreille.

L’opération devait être délicate si je ne voulais pas m’assourdir. Heureusement, je suis agile jusqu’au bout des doigts. J’ai enfoncé mon arme dans mon conduit auditif comme une clé de sol qui lui déverrouillerait la portée de son refrain. Elle résista au premier assaut. J’ai pilonné. J’ai ramoné. Mais le mélo-organisme poursuivait sa chanson, sur un ton aussi joyeux que si je le chatouillais.

Et ça empirait.

Non seulement la bactérie s’était multipliée pour occuper toute ma tête, elle prenait maintenant le contrôle de ma bouche, ma langue et mes cordes vocales. Un cancer auditif, un concert en phase terminale avec des métastases en fa dièse. Je ne devais pas la laisser s’en prendre au reste de mon corps. Je ne voulais pas devenir un zombie dansant.

J’ai chantonné jusqu’à la cuisine et me suis arrêté en face du four micro-ondes. Cet appareil dangereux allait certainement la faire changer d’air. J’ai ouvert la porte. J’ai pris une grande inspiration. J’ai fermé les yeux. Et je me suis mis la tête dedans.

Mais non, je n’ai pas fait partir la minuterie. Je n’avais besoin que d’une faible dose de radioactivité pour exterminer ces minuscules parasites. Les ondes résiduelles suffiraient à les désintégrer sans me faire griller le cerveau. Je l’aime bien, moi, mon cerveau. J’ai attendu quelques minutes ainsi enfourné, espérant le silence.

Agonie chantante. La bactérie survivait. Pire, ma tête était dans une caisse de résonance. Un turbo-amplificateur de couplets. Je m’étais moi-même planté un couteau dans le do.

Je me suis secoué la tête. Tiré les lobes. Serré les dents. Porté une tuque. Fait une sieste. Crié. Toujours impossible de m’en débarrasser. Je me serais entré un foudropistolet dans le nez pour la descendre d’une octave. J’aurais voulu grimper dans ma propre oreille pour aller l’aplatir à coup de batterie de cuisine. J’aurais avalé une triple dose de vaccin pour la combattre avec des anticorps de clairons. Je l’aurais mise en sandwich pour la donner à manger à un… à un…

Un ver?

Un ver!

Le corps étroit de cette petite bestiole pouvait facilement se rendre jusqu’au tympan… et une fois là, la bactérie serait avalée. Cependant, à cette période de l’année, ce n’est pas facile de trouver un ver. Avant de périr en harmonie, je me suis rendu à mon ordinateur pour trouver une source sur Internet.

J’en ai trouvé beaucoup, des vers d’oreilles. Et ils semblaient tous plus gourmands les uns que les autres. J’en ai pris un au hasard et, un double-clic et une double-croche plus tard, il grignotait déjà les bactéries. Il mangeait avec appétit, pas de demi-mesure. Plus il en mangeait, plus il augmentait de volume. Quelques secondes plus tard, il avait effacé toutes les traces du mi-crobe.

Merci ver d’oreille.

Et s’il persiste à son tour, je pourrai toujours m’en servir pour appâter un poissonore.

Roule myrtille roule

Un bleuet se sauve.

Il roule en bas de mon assiette, descend du napperon et se réfugie contre mon verre de lait. Son oeil apeuré, tourné vers moi, me supplie de l’épargner. Il n’a aucun endroit pour fuir. Ma petite table doit s’étendre à perte de vue pour lui. Même s’il était assez rapide pour atteindre le bord, la chute qui l’attend se terminerait par un écrabouillage fatal.

Gloup, dans ma bouche!

Je n’allais quand même pas lui donner de faux espoirs. Quand il s’est retrouvé dans mon assiette ce matin, il savait déjà que sa mission avait échoué. En le gobant ainsi, j’abrégeais son stress psychologique.

Ses quatorze frères me lancent un regard accusateur. Ils se croient plus forts. L’union fait la force. Mais ils semblent oublier qu’ils sont loin de leur casseau mère en orbite dans mon réfrigincubateur. Petits prétentieux. Vous ne vous attendiez quand même pas à ce que je vous laisse éclore. Des larves de bleuet carnivores, non merci.

Twink, coup de fourchette!

J’ai attrapé des jumeaux! Tout mignons, avec leurs taches de rousseurs mauves sur leurs bedons ronds. Je tends l’oreille. Essaient-ils de dire quelque chose? J’écoute. Rien. J’écoute plus fort. Silence de fruit. J’ai sans doute crevé leurs poumons, et ils sont incapables d’émettre un son. Miam.

Oh. Onze. Comment ça, onze?

Le plus peureux du groupe s’est caché derrière un morceau de crêpe. Tant pis pour lui, il devra assister au massacre du reste de sa famille.

Du revers du couteau, j’en pousse une demi-douzaine dans une flaque de sable mouvant chocolaté. J’attends, mais ils ne s’enfoncent pas très vite. Plus de chocolat, alors? Je les vois encore. Que faire? Plus. De. Chocolat. Plussssssss.

Les autres n’ont pas abandonné. La bande de cinq me nargue, avec le gros joufflu à leur tête. Ça ne m’inquiète pas. J’ai remarqué que le chef de la bande est plutôt mou. Je dois toutefois avouer que leur tactique est originale. Ils font appel à mon côté sensible et aimable en s’agençant de façon harmonieuse. Belle tentative, les gars. Qu’est-ce que vous essayez de faire? Un cercle? Une fleur? Un bonhomme sourire? Je ne vois pas. En tout cas, j’espère que vous savez nager.

Bain de sirop d’érable!

Non, les miettes ne peuvent pas servir de palmes. Hé, toi, pas le droit de courir sur le bord de l’assiette. Je suis désolé d’avoir choisi de manger des crêpes aujourd’hui. Nous aurions pu faire de la rôtie à voile, du surf d’oeuf ou du canot bacon. Ça sera pour une autre fois.

Le petit peureux n’a plus beaucoup d’endroits pour se cacher maintenant. J’ai envie de l’épargner, le pauvre. De toute façon, la peur l’a sans doute rendu amer. Je le prends gentiment du bout des doigts et l’amène à la cuisine. J’ouvre le tiroir à fruit et le dépose parmi ses amis.

Allez, avise tes cousines framboises de ce qui les attend demain matin.