L’étang attend les tentacules latents

Deux yeux crèvent la surface calme de l’eau.

Le gardien du parc se cache dans cet étang. Ses yeux minuscules, de la taille de pois, lui permettent de sonder les environs en secret, pendant que son énorme corps flasque repose dans la boue verte du fond. Lorsqu’il recevra le signal, un de ses quarante-douze tentacules s’enfoncera dans le sol, avant de jaillir d’un buisson pour attraper sa cible.

J’évite toujours les buissons. Pour me capturer, une solution de rechange est requise.

Une petite embarcation surgit de derrière un bouquet de quenouilles. Elle a la forme d’un sous-marin miniature dont la proue est dotée d’un périscope à plume. La technologie du moteur aquatique permet une navigation furtive et laisse amplement d’espace dans la cale pour la bourrer d’explosifs palmés.

L’engin se dirige vers le banc où je suis assis. Les yeux globuleux du gardien batracien m’observent sans cligner. Autour, tous les nénu-phares éclairent dans ma direction.

Je jette un coup d’oeil par-dessus mon épaule. Aucun doute, la cible c’est bien moi. Il n’y a personne d’autre dans le coin coin. Le sous-marin kamikaze approche de la rive sans émettre un son. Le bruit viendra quand il fera exploser mes pieds pour m’empêcher de fuir. Assis sur mon banc, je suis une victime facile.

La meilleure défense est parfois l’attaque.

Je me mets donc à lui lancer des morceaux de pain. De toutes mes forces. J’espère bosser sa carrosserie ou endommager son radar. Mes projectiles ne font toutefois que glisser sur ses plumes. La seule chose que je suis parvenu à faire, c’est de l’agacer.

Du renfort.

Une dizaine d’autres navires arrivent à la rescousse. Le gardien disparait sous la surface pour laisser place à sa flotte. L’alerte est sonnée. Les klaxons de guerre retentissent.

Je me mets à couvert derrière le banc. L’armée atteint la rive. Je continue à les canarder de morceaux de pain. Ils sont trop. Je dois encore fuir.

J’en ai mare.

Phase monochrome

Quand les Luniens attaquent, il fait toujours gris.

Ils choisissent habituellement les fins de semaine pour chasser, mais ce n’est pas rare que la période de chasse soit étendue à la semaine. Comme aujourd’hui. Les couleurs ont été siphonnées depuis très tôt ce matin. N’importe qui peut devenir une proie.

Surtout moi.

Ils ont couvert les escaliers d’un liquide dangereux qui rend les marches très glissantes. Je descends en m’agrippant aux rampes froides. Chaque pas est positionné exactement au centre d’une marche, le pied bien à plat. Ils guettent un faux mouvement de ma part, que je me casse une jambe, une hanche ou un cou. Je suis toutefois trop agile. Je rejoins le trottoir, debout, sans fractures.

Tout est calme. Une mer de tranquillité. Mais cela n’est qu’une illusion. D’autres pièges attendent.

Leur vaisseau spatial, camouflé dans le ciel incolore, déverse un puissant acide sur le quartier. Les gouttelettes tombent à perte de vue, et il ne semble pas y avoir d’endroit pour me mettre à l’abri. Prévenant, je sors rarement sans ma veste à capuchon. Je m’empresse donc de me couvrir la tête, évitant ainsi les perforations de mon crâne. Au coin de la rue, une jeune femme passe en courant, sa chevelure déjà presque toute fondue. Ses vêtements sont tellement dilués qu’ils sont transparents. Elle n’en a plus pour longtemps. Dommage.

Les Luniens, c’est bien connu, sont capables de modifier le niveau des plans d’eau. Ces manipulations s’effectuent avec une précision déconcertante, leur permettant d’isoler certaines proies. En ce moment, une large flaque m’empêche de traverser la rue. Le trottoir est même sur le point d’être submergé.

Je grimpe sur une borne-fontaine.

De l’autre côté de la rue, un homme sort d’un immeuble. Ses cheveux sont gris. Il porte un long manteau, gris aussi, dont le collet relevé dissimule le visage. Comme tous les habitants de la Lune, il garde sa face cachée. Son regard se tourne vers moi, et je devine sa frustration à me voir ainsi perché hors de portée de sa flaque montante.

Le lunien décoloré sort un téléphone cellulaire de sa poche et compose un numéro. Il déploie ensuite une antenne soucoupe inversée, avant de se mettre à marcher sur le trottoir. Oh. C’est un amplificateur de signal pour contacter directement la base lunaire. Je me cramponne à la borne-fontaine et scrute les environs. Quel piège m’enverront-ils?

Un zigzag lumineux traverse le ciel. Loin. Le vaisseau en orbite vient d’électrifier une pauvre victime. Loin. J’entends le vrombissement sourd du moteur interplanétaire. Loin.

La victime, la proie, ce n’est pas moi.

Je les ai tellement bien déjoués, qu’ils ont abandonné l’idée de me chasser. Le bonhomme gris les a contactés pour leur proposer de changer de secteur. Ils vont s’en prendre à d’autres, moins futés et moins agiles que moi. Ailleurs.

La pluie d’acide cesse. Je descends de la borne-fontaine et baisse mon capuchon.

En quittant la région, le vaisseau lunien déverse le contenu de la citerne à couleurs. Un arc multicolore s’écoule à l’horizon, ramenant graduellement les couleurs au paysage.

Bing Crac Bang Grouic

Le réveil affiche trois heures cinquante. Ce n’est toutefois pas lui qui vient de me tirer du sommeil. Je viens d’entendre un bing! en provenance du salon.

Auraient-ils enfin réussi à s’infiltrer chez moi? Le bruit avait une note métallique très semblable au son que produiraient les pattes d’un robot assassin sur mon plancher. Ou celui de l’insertion d’une roquette dans un turbocanon.

Je glisse hors de mes couvertures et m’arme d’une pantoufle poilue qui dormait au pied de mon lit. Mes muscles, malgré mon entrainement rigoureux, réagissent avec une certaine lenteur. Mon corps est engourdi, ou plutôt rigide. Mes articulations craquent. Crac! le genou. Crac le coude.

Je suis en train de m’auto-fracturer. Le robot assassin a déjà terminé son travail. Ce qui m’a réveillé, c’est le bruit qu’il a fait en quittant mon appartement. Pendant que je dormais, il m’a injecté de la ferraille magnétique. Mes os se transmutent en fibre de titane.

Je rebrousse chemin vers mon lit, mais mon corps robotisé ne répond plus exactement comme je le voudrais. Bang! Ma jambe percute la commode. Re-bang, mon bras frappe le mur. Je n’ai pas mal. Ma nouvelle peau de métal résiste sans problème à ces impacts. Une carapace blindée.

De retour à mon lit, je m’étends sur le dos. Mes bras sont croisés dans la position mortuaire, car je sais que la fin arrive. C’est tellement humide chez moi que la rouille me ronge déjà. Je l’entends dans mon ventre. Elle grignote. Grouic!

Dans quelques heures, on retrouvera des flocons métalliques éparpillés sur mon matelas. Au moins, je n’aurai pas eu le temps d’aller faire des ravages avec mon nouveau cerveau d’androïde.

Bing Crac Bang Grouic. BCBG. Le sigle des hybrides ferreux.

Bienvenue dans la famille

Ce beau dimanche ensoleillé était parfait pour un diner en famille à l’occasion de l’anniversaire d’un oncle. Une journée magnifique, perturbée quand une nièce arriva accompagnée de son nouveau copain.

Dès que je l’ai aperçu, j’ai aussitôt reconnu un de leurs androïdes protomorphiques.

La famille ne l’avait pas encore rencontré, mais tout le monde en avait entendu parler depuis déjà plusieurs mois. En bien. Sociable et énergique sans être importun, sérieux mais avec un bon sens de l’humour, articulé et éduqué avec aucune prétention. Un jeune homme plein de qualités, qui prenait bien soin de sa copine.

Je me doutais bien qu’il y avait quelque chose de louche. D’ailleurs, c’était pour cette raison que je participais à ce diner. Je devais analyser le danger et aviser mes proches.

Bonjour. Enchanté. Ravi de faire votre connaissance. C’est un plaisir de pouvoir mettre un visage sur votre nom. Ah, vous êtes sa mère! J’aurais parié que vous étiez sa soeur. C’est charmant chez vous. Qu’est-ce qui mijote ici? Ça sent bon ce plat! Oh! Quelle table appétissante!

Pendant qu’il inondait la galerie de flatteries grossières, il en profitait astucieusement pour contaminer tout le monde avec des poignées de main gluantes et les asperger de bises visqueuses. Sa turbomécanique suppurait un poison à retardement.

… je te présente Maxime…

Fuite vers les toilettes. Pas question de me laisser toucher. Ni même approcher. Je me suis faufilé en courant entre deux tantes et trois oncles. Un bond, une esquive, et j’ai refermé la porte derrière moi.

Sans perdre une seconde, je me suis lavé les mains. Il ne m’avait pas touché, mais je n’en étais pas certain. Un tentacule bionique invisible aurait bien pu m’enduire de sa glu à mon insu. Double dose de savon au parfum de melon d’eau. Et puis j’ai frotté les coudes aussi. On oublie trop souvent les pauvres coudes. Il ne me restait plus qu’à replacer ma coiffure aérodynamique avant de sortir.

Pendant le repas, il maniait ses ustensiles comme un escrimeur expérimenté. Des mouvements fluides mais fermes. Sa façon de trancher les carottes démontrait qu’il avait l’habitude de dépecer des victimes. Et sa fourchette avait visiblement connu bien d’autres types de salade.

Je n’ai pris aucun risque. J’ai érigé un mur autour de mon assiette avec quelques tranches de pain. Le pain était toutefois trop frais. Les tranches se repliaient mollement avant de tomber sur la table. J’ai dû construire une charpente en branches de cèleri pour les supporter. Pour manger de façon saine, l’assiette fortifiée est…

Pow!

J’ai plongé sous la table.

Un oncle hypnotisé venait de tenter de m’assassiner avec un canon à bouchon. Le bouclier de pain, même multigrain, ne suffit pas à parer des projectiles aussi puissants. Par contre, cette arme ne peut tirer qu’une fois avant de se liquéfier. Il était donc tout à fait inutile de rester caché parmi ces orteils. Je suis remonté sur ma chaise, juste à temps pour apercevoir l’artillerie se déverser dans des récipients en verre.

J’ai apporté une tarte pour le dessert, annonça-t-il avec son sourire radioactif. Je vais vous la chercher…

Je m’en charge, dis-je en me levant. Je suis déjà debout.

Le voilà, l’élément déclencheur qui activerait le venin et exterminerait ma famille. Je n’allais pas le laisser gâcher ce repas important. Je me suis empressé de rejoindre la cuisine et j’ai récupéré la tarte qu’il avait cachée dans le réfrigérateur. Dans la salle à manger, les gens continuaient à discuter et rire, sans se douter que j’étais sur le point de leur sauver la vie.

Le sucre de la tarte activerait le venin. Pour le neutraliser, je n’ai eu qu’à tout saupoudrer de sel.

Son plan fut un échec. Je pense bien ne plus le revoir.

Cuir à point

… suite de État de siège

Le fauteuil me garde toujours coincé dans sa gueule. Je suis assis dans le creux de sa langue rembourrée, sa luette molle contre mon dos. Mes mains agrippent ses gencives édentées en forme d’appuis-bras. Je sens la texture râpeuse de sa peau brune sous mes doigts.

Pendant que je me fais mâchouiller, la femme me dévisage, ses yeux ouverts aussi grand que son appétit.

— Vous pouvez me dire ce qui vous tracasse…

Ce qui me tracasse? À part le fait d’être sur le point d’être dévoré par un fauteuil de cuir affamé?

C’est flatteur d’être appétissant, je le reconnais. Ce qui me déplait, par contre, c’est d’être perçu comme le plat principal. J’ai toujours eu l’impression que j’étais plutôt un dessert. La petite douceur qui suit la pièce de résistance. Je veux être mangé par gourmandise, pas parce que je suis recommandé par le Guide Alimentaire Martien.

— J’aimerais mieux être un gâteau.

La femme dresse un sourcil. Elle baisse ensuite son regard vers son calepin un bref instant avant de me regarder à nouveau. Elle alterne ainsi trois autres fois.

Le gâteau n’est pas au menu, ce qui semble la perturber. Le fauteuil cesse de me grignoter.

Pour survivre, il faut savoir profiter de la moindre ouverture. Comme celle-ci.

Je m’extirpe de la bouche bée en plongeant vers l’avant. La porte est encore loin. Le fauteuil obèse n’arriverait jamais à me rattraper, mais la femme hybride est armée d’un stylo engourditronique. Du bout des doigts, elle l’oriente lentement dans ma direction. Le canon à bille est sur le point de me paralyser. Le fauteuil attend pour prendre une bouchée.

J’arrache des mouchoirs d’une boite qui traine sur une petite table. J’en lance une demi-douzaine dans les airs, de façon à former un écran flottant entre le stylo et moi. La femme hoche la tête de façon négative en brandissant son arme. Le rayon invisible est toutefois dévié par mon bouclier à trois épaisseurs doux pour le nez. Le fauteuil, entre deux gargouillis, fait une moue déçue.

Je ne suis pas un plat principal. Je ne suis pas une entrée. Et c’est le moment de faire ma sortie.

J’effectue une roulade en direction de la porte.

— Bon appétit, dis-je en m’échappant de la pièce.

Car, avec tout ça, j’ai un petit creux.