Vieille branche

Ils avaient tué la rue.

Des voitures s’alignaient jusqu’à l’intersection, vides, leurs passagers ayant été pulvérisés.

Le cadavre d’un journal déchiqueté trainait sur le trottoir. Un sac-poubelle éventré, dont les entrailles gluantes avaient roulé sur quelques mètres, agonisait contre une borne-fontaine. Même le chat qui aurait normalement dû traverser la rue à ce moment n’était pas là. Son corps devait être enfoui quelque part sous un arbre.

D’ailleurs, tous les arbres étaient morts. Leurs feuilles gisaient sur la voie. Il ne restait que les squelettes de leurs branches, immobiles dans la brise d’automne, rigor mortis forestier. Aucun n’avait été épargné. Ni les petits, ni les grands. Des familles arbres entières avaient péri ici. Le bras figé d’un papa peuplier tenait encore un bout de sac en plastique qu’il avait agité sans succès en guise de drapeau blanc. Un jeune érable avait tenté de fuir, mais ils l’avaient retenu en l’attachant solidement à un pieu.

Au lieu de m’attaquer directement, ils avaient décidé de m’asphyxier.

J’ai retenu ma respiration. S’il n’y avait plus d’arbres pour produire de l’oxygène de mon quartier, je devais épargner les quelques bouffées restantes. Mais combien de semaines d’air restait-il? Quelques jours seulement? Des heures? Des minutes?

J’ai pris une inspiration. Peut-être ma dernière.

Un peu plus loin, sur la rue, séchait la carcasse aplatie d’un rongeur. Le manque d’air l’avait complètement dessoufflé. Le pauvre. J’ai pris une autre inspiration, pas trop grande. J’ai ouvert mon sac pour le remplir d’air tandis qu’il en restait encore. Et j’en ai mis dans mes poches.

Une tache verte attira mon attention. Un arbre avait survécu. J’ai couru vers lui. Ses branches épineuses envoyaient de l’air neuf dans toutes les directions. Il rayonnait d’oxygène.

J’ai respiré.

Ça sentait bon.

Nous pouvons toujours faire confiance aux sapins. Impossible de nous en passer.

J’ai cassé une petite branche que j’ai apportée jusqu’à la maison. Ce générateur d’oxygène ne me quittera plus.

J’ai une idée. Tous les sapins qui ont survécus devraient être illuminés pour que les zones respirables soient vues de loin.

 

 

Dents de scie

Je lisais une revue périmée dans la salle d’attente quand l’hygiéniste dentaire se matérialisa à quelques pas de moi. Quand mes yeux se sont posés sur elle, j’ai aussitôt su que je n’aurais jamais dû mettre les pieds dans cette clinique. Le matériel hypnotique caché sous son sarrau ajusté venait de m’ensorceler. Et le potentiel hypnotisant était aussi efficace de face que de dos.

Je l’ai suivie.

Elle commença par essayer de me liquéfier le cerveau. Un turbocanon me bombarda de radioactivité sous différents angles. Heureusement, j’ai le neurone coriace. Après plusieurs essais, elle abandonna et me traina dans une pièce située au bout d’un long corridor. Je suivais toujours comme un zombie automatisé, les yeux soudés à ses morceaux protubérants.

Elle m’installa sur un siège étrange, au centre d’appareils aux fonctions obscures. Le dossier s’inclina et je me suis retrouvé en position semi-couchée. C’est à ce moment que j’ai réalisé que je me trouvais à bord du poste de pilotage d’une navette uranusienne.

Et Commandant Tifriss fit son entrée.

Le grand homme s’avança vers moi d’une démarche autoritaire. Ses cheveux blancs frisés dégageaient une aura d’autorité. Il installa des cartes de navigation spatiale sur un écran lumineux sans dire un mot. Je n’avais aucune idée du système planétaire qu’il consultait, mais j’ai cru reconnaitre l’étoile Molaire. Il couvrit ensuite sa bouche et son nez d’un masque, et se tourna vers moi.

Décollage.

J’agissais comme interface électrodontique pour manoeuvrer son vaisseau. Mon cerveau n’ayant pas été liquéfié comme prévu, Commandant Tifriss devait diriger mes pensées en passant par ma bouche, avec des instruments pointus qui me faisaient grincer des dents. Étant donné que le port d’un masque de mon côté aurait interféré avec les manipulations, la sexy giéniste dentaire prenait en charge ma respiration grâce à un tube introduit dans ma bouche.

Le Commandant gratta une commande galactique à droite et fraisa une instruction intersidérale à gauche. Toutes ces manipulations buccales s’avéraient très éprouvantes pour ma dentition, qui commençait d’ailleurs à fondre. Je sentais un peu de jus de dents couler du coin de ma bouche. Cela semblait occasionner quelques problèmes à la conduite de l’appareil, et j’entendis le Commandant me lancer une requête incisive à travers son masque : « Sois dans Terre… »

Oh. J’étais à bord d’un ovni kamikaze explosif dont la mission consistait à s’écraser sur la Terre pour la détruire.

Mais je ne voulais pas jouer un rôle dans l’extermination de l’humanité, moi.

Les yeux fermés, je me suis donc mis à imaginer des atterrissages parfaits. Des avions qui se posent en douceur. Un moineau sur la branche d’un buisson. Un pétale de rose au vent qui touche la surface d’un étang. Une goutte de sirop d’érable qui caresse le dos d’une crêpe. Des lèvres qui effleurent la crème fouettée d’un chocolat chaud. Ma langue sur une cuillerée de caramel. Mioum. C’est bon du sucré.

Commandant Tifriss retira ses pseudos manches à balai de ma bouche. J’ouvris les yeux et aperçus son visage sérieux. L’hygiéniste remonta le dossier du siège de pilotage. Les deux enlevèrent leurs masques. L’écrasement n’avait pas eu lieu.

J’avais sauvé la Terre. Quelle joie. Je ne pouvais m’empêcher de sourire.

Un sourire qui avait rarement été aussi beau.

Sans quartier

En sortant du wagon de métro, quelque chose d’anormal attire mon attention.

Je suis descendu à la station Rosemont, mais les écriteaux affichent «Beaubien». Les murs ne sont pas de la bonne couleur. L’architecture est différente. Même les escaliers ont été déplacés.

Bien sûr, le chauffeur de la rame de métro n’a pas attendu que je m’aperçoive de la supercherie avant de fermer les portes et de repartir. Il s’est empressé de quitter la station pour me laisser seul sur ce faux quai.

Pas tout à fait seul.

Une femme est aussi descendue ici. C’est louche. Je décide qu’il est mieux de sortir de la fausse station au plus vite. Je passe les tourniquets. Elle aussi. Je m’engage dans l’escalier mécanique et jette un coup d’oeil dans sa direction. Elle me suit.

Sur son épaule, elle transporte un énorme sac, sans aucun doute rempli de grenades à neutron et de mines radioactives. Elle fait semblant de ne pas me regarder, mais je sais qu’elle ne rate aucun de mes mouvements. Un appareil greffé à ses oreilles lui permet de capter les ondes télépathiques de tout ce qui l’entoure.

Je dois garder mon calme, car elle percevrait les battements accélérés de mon coeur comme un signal pour attaquer. Et, s’ils ont pu transformer une station de métro aussi efficacement, ils pourront effacer les traces d’une puissante explosion sans trop de difficulté. Il faut que je sorte avant de me faire enfouir sous des tonnes de béton pulvérisé. La femme se rapproche et n’est plus qu’à quelques pas.

Ils ont bloqué la porte pour me garder à l’intérieur.

Je pousse, mais un champ magnétique inversé retient la porte. J’appuie l’épaule et mets tout mon poids. Elle ne bouge pas. Mon visage se plisse d’efforts, mes pieds prennent une meilleure position sur le plancher, ma respiration devient grognement. Avec une lenteur alarmante, la porte s’entrouvre.

Un vent siffle par l’ouverture. Un micro-ouragan tente d’arracher ma veste ou de m’étrangler avec mon foulard. Je continue à pousser. La puissance du vent diminue. La tornade s’essouffle. La porte s’ouvre enfin. J’échappe à la femme explosive en courant.

Mais dehors, ce n’est pas mieux.

Tout le quartier a aussi été transformé.

Nettoyage à sang

La femme-hérisson se tourna vers moi. Les épines métalliques couvrant son visage miroitaient sous le soleil. Les autres épines du reste de son corps avaient perforé et déchiré ses vêtements malpropres. Le sang des nombreuses victimes qu’elle avait empalées colorait d’un rouge vif sa chevelure coiffée en pointe. Elle avait l’air menaçante, mais ce que je craignais le plus était l’arme dangereuse qu’elle brandissait.

Une turbomatraque dégoulinant d’acide.

Ce bâton en forme de « T » décuplait la force de son propriétaire, au point qu’il devenait même possible d’arrêter des voitures en mouvement. En plus de suinter un liquide corrosif, la tête de l’arme était munie d’une lame souple, dont le tranchant avait été affuté grâce à la dernière technologie saturnienne. Ils s’en servent surtout pour la torture, et j’ai d’horribles souvenirs du crissement strident d’un pare-brise à l’agonie.

Elle marcha dans ma direction, d’une démarche molle et ondulante. La turbomatraque laissait une trainée mouillée derrière elle. Plus loin, le reste de sa meute extraterrestre attendait patiemment que leur reine-chasseuse leur rapporte le repas. Moi.

J’ai pensé courir. Mais j’ai remarqué qu’ils gardaient avec eux un imposant robot canin. Si mes deux jambes me permettaient de distancer sans problème l’hybride à deux pattes, il en était autrement avec une machine à quatre pattes. Et en plus, la femme-hérisson portait un sac sur son dos. Un réacteur dorsal.

Mon cerveau cherchait, calculait, analysait. Ils ont l’habitude de s’attaquer aux voitures, ce qui voudrait dire qu’ils préfèrent la viande métallique. Bien sûr. Ça expliquerait aussi tout ce métal qui poussait sur leurs corps. Si j’avais un repas ferreux ou une collation d’acier à leur offrir, ils n’envisageraient plus de me dévorer.

Aujourd’hui, j’étais sorti malheureusement sans boite de conserve.

Oh. Mais. Mais oui. J’en ai quand même du métal. Il n’y a pas que les écrous, les réfrigérateurs et les poêlons qui soient faits de métal. La monnaie aussi.

Et dans le fond de ma poche, j’en avais. Un bon paquet de pièces.

Assez pour leur couper l’appétit.

Conseils vitaux – Survivre à une invasion

Des signes clairs indiquent que des portails interdimensionnels s’ouvriront en fin de semaine. Comment survivre à la horde de créatures qui nous envahira?

1– Cachez-vous. Si vous devez sortir, faites en sorte qu’ils ne puissent pas vous reconnaitre en vous dissimulant sous un drap blanc. Percez des trous au niveau des yeux pour voir les pièges qu’ils poseront sur votre chemin.

2– Repérer les pharmacies de votre quartier. Vous y trouverez toutes les pilules dont vous avez besoin. Je ne parle pas des médicaments et prescriptions, mais plutôt des rouleaux de pilules de super-forces multicolores qui se vendent en gros sacs ces jours-ci.

3– Les zombies n’existent pas. Il s’agit plutôt des pauvres victimes de la radioactivité acide émanant d’un portail, ou d’un Jupiturnien tortionnaire. Les difformités et plaies pustuleuses peuvent être contagieuses. Évitez le secteur.

4– Le monde d’où viennent ces êtres possède une force gravitationnelle supérieure à celle de la Terre, ce qui fait en sorte qu’ils soient plus petits. Au lieu de les esquiver, vous avez aussi la possibilité de les enjamber. Sur la route, la situation devient plus dangereuse. Ils préparent des embuscades et bondiront soudainement devant votre voiture. Soyez vigilant au volant.

5– Si vous êtes encerclés, défendez-vous en leur lançant des bonbons. Leur dépendance aux sucreries dépasse de beaucoup leur gout pour la viande humaine.