Dislocation personnalisée

Elle est partie avec un morceau de moi.

Pourtant, même si j’ai été charmée la première fois que je l’ai vue, j’avais décidé qu’elle n’était pas pour moi. Danger écarté, fin de l’histoire.

Une aura étincelante l’entourait. Son visage brillait de rayons féériques. Sa présence se faisait sentir de l’autre bout de la pièce. Je n’étais pas le seul à l’avoir remarquée. Les autres invités semblaient avoir cessé de respirer. La soirée commençait à peine, et, déjà, nous avions eu le clou du spectacle.

Ou le clou dans le cercueil.

Non, pas pour moi.

Je lui ai tout de même parlé, par politesse. Ou par faiblesse. Ses yeux pâles étaient inévitables. Son visage doux et ses lèvres roses avaient été conçus exactement pour me plaire. Ses paroles ciblées s’attaquaient directement à mes champs d’intérêt. Ce qu’elle arrivait à faire avec les mots était particulièrement incroyable.

J’ai résisté. Des heures, des jours, des semaines. Mais l’inévitable se produisit et j’ai été déjoué.

Elle m’a fait l’embrasser. Par des manoeuvres habiles, elle a réussi à me guider pour me faire subir la plus délectable des tortures buccales. Ils connaissent ma faiblesse, et savent que je n’aurais pas cherché à lui échapper.

Le baiser était bien plus que des caresses labiales et des frôlements de langues. L’échange de fluides servait à me faire absorber une drogue hautement addictive pour me rendre totalement dépendant. Une substance qui allait me mettre dans un état comateux pour très, très longtemps.

Une fois sous son emprise, elle me dépeça graduellement. Ses tactiques ingénieuses et trompe-l’oeil faisaient en sorte que je ne m’apercevais de rien. Elle m’épuisait physiquement et attendait que je m’endorme, exténué, pour prélever un petit morceau. Elle détournait mon attention avec de grandes idées ambitieuses et profitait de mon état éberlué pour m’en arracher un autre. Ou encore, quand j’avais les mains occupées par ses douze-mille projets, elle me plantait un outil dans le dos pour me fragmenter. Je n’avais même pas remarqué que j’étais devenu prisonnier, sans la possibilité de voir ma famille et mes amis. J’habitais un camp de concentration. Un long cauchemar éveillé.

Toutes ses armes étaient invisibles, impossibles à détecter. Les rayons radioactifs qui jaillissaient de son sourire ramollissaient mes muscles. Sa peau était couverte de micromachines prêtes à me grimper dessus dès que je la touchais. Ces petits engins s’immisçaient ensuite dans mon corps pour me découper de l’intérieur. Les fréquences subliminales dans ses paroles affectaient également mon cerveau, m’empêchant de réfléchir convenablement. Je n’étais plus qu’un pantin, dont les fils avaient été remplacés par des chaines. J’avais plus de difficulté à comprendre ce qui se passait qu’en aurait eu un dyslexique essayant de déchiffrer une langue étrangère.

À force de m’enlever des petits morceaux, j’étais devenu vide à l’intérieur.

Presque vide.

Un jour, sur le point d’imploser dans mon trou intérieur, j’ai eu un bref moment de lucidité. Juste assez pour lui dire que je suspectais un problème. Malgré la lourde faiblesse et le néant énergétique qui m’assaillaient, je l’ai confrontée. Un grand guerrier comme moi trouvera toujours une dernière riposte, même une fois au sol.

Elle a été surprise. Après tous le temps et les efforts qu’elle avait investis pour me modeler en carcasse qui obéirait à ses moindres désirs, il restait encore une partie de moi. Incapable d’accepter ce possible échec, elle prit panique et se mit à raconter n’importe quoi. Vraiment n’importe quoi. C’était comme si son programme de communication s’était déréglé.

Une brèche apparut.

Pendant qu’elle balbutiait ses non-sens de cyborg déconfiguré, son emprise s’est relâchée. La laisse du chien de poche venait de se détacher. Vision de liberté. J’ai fui pour aller me réfugier chez un ami.

Quelques instants plus tard, elle aussi partait, pour retourner dans son pays insolite et ne plus jamais revenir.

Je l’ai échappé belle.

Depuis, je me suis reconstruit.

Je ne laisserai plus jamais personne me voler des morceaux.

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Un commentaire sur “Dislocation personnalisée

  1. On croirait un complot! C’est étonnant comment les pressentiments qu’on étrangle sont ceux qui ne nous trompent jamais : « j’avais décidé qu’elle n’était pas pour moi. Danger écarté, fin de l’histoire ». Je connais ça.

    Heureusement, avec le temps, on apprend à s’écouter. Doit bien y avoir un « boum » dans la reconstruction… Chose certaine, c’est un secteur payant! 😉

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