Carotte polaire

Je vois des étoiles. Je ne pensais pourtant pas m’être cogné la tête aussi fort. En plus, je n’ai même pas mal. Les vêtements d’hiver agissent comme couche protectrice pouvant amortir des coups, mais j’ai aussi une très haute tolérance à la douleur. Est-ce que je suis brisé? Comment me suis-je ainsi retrouvé étendu sur le dos?

Je marchais. La neige couinait sous mes lourdes bottes. Chaque pas croustillait et mes semelles laissaient des traces bien visibles dans la croute blanche de la rue. Oui, la rue. Je suis loin de la ville, et ces rangées de maisons unifamiliales ne sont pas bordées de trottoirs.

Tout à coup, le sol a disparu de sous mes pieds, comme si j’essayais d’apprendre à voler.

Et quand il est réapparu, une fraction de seconde plus tard, c’était pour me percuter le dos, les fesses, la tête.

Je vois des étoiles. Étendu de travers au bord de la rue, je vois le ciel nocturne, partiellement couvert de filets nuageux. Il n’y a pas que dans le ciel que tout scintille. Les décorations du temps des fêtes clignotent en cascade, en rafale ou en harmonie, au rythme d’une musique inaudible. Un léger vent fait danser quelques tourbillons de neige folle, donnant l’impression qu’un troupeau de minuscules diamants tentent de s’envoler.

J’ai simplement marché sur une plaque de glace, invisible sous une mince couche de neige poudreuse. Phénomène tout à fait normal à cette période de l’année. Je me relève et constate que je ne suis même pas blessé.

Un bonhomme de neige me regarde, avec un sourire narquois gravé dans le bloc de neige qui lui sert de tête. Dans ses yeux, deux cailloux irréguliers, brille une lueur d’intelligence maléfique. Son bras en forme de branche d’arbre est terminé par un vieux gant qui m’envoie un doigt d’honneur.

C’est lui qui a mis la plaque de glace.

J’ai survécu à son piège, mais, maintenant, le rayon désintégrateur caché dans son nez en carotte vise dans ma direction. Sous sa tuque démodée se cache un microprocesseur dont le seul but est de calculer la trajectoire optimale du faisceau mortel pour maximiser les dégâts. Je suis à quelques secondes de devenir une neige poudreuse.

Je plonge de côté pour me mettre à couvert derrière la butte de neige accumulée près d’un espace de stationnement. Mais je ne suis pas à l’abri.

De l’autre côté de la rue, un immense Père Noël gonflable observe mes moindres gestes. Sa tête illuminée ondule de droite à gauche, comme pour me dire que je ne peux leur échapper. D’ailleurs, un traineau est stationné à proximité, prêt à recevoir mes restes et les apporter à des lutins cannibales affamés. Si j’explose un peu trop, des boites multicolores serviront à transporter tous mes morceaux. Une créature démoniaque, avec des cornes acérées et une flamme écarlate brulant au bout de son nez, se lancera à ma poursuite si je tente de me sauver. Et même si je pouvais courir plus vite que cette bête, des missiles à tête chercheuse, rappelant la forme d’un sapin, m’intercepteront et feront de moi l’intérieur creux d’un cratère. Que dire de cette météo qui est aussi sous leur contrôle. Ce froid intense sert en fait à me cryogéniser si je décide de me cacher en espérant du renfort.

Coincé, je ne vois qu’une option.

Je dois désactiver le robotnhomme de neige.

C’est l’option la plus dangereuse, je sais, mais c’est celle que j’ai le plus de chance de réussir. Et je dois agir vite, avant que son foulard téléguidé se détache de son corps et vienne m’attacher ou m’étrangler.

Je ramasse une motte de neige dure et, lentement, sors la tête de derrière la butte où je me suis tapi. La créature me regarde encore, sa dangereuse carotte orientée vers moi. Des lumières rouges clignotent derrière. Alerte, alerte! J’entends, au loin, leur cri de ralliement. Ho, ho, ho. L’air froid, à l’odeur de bois de chauffage et de cuisine de grand-mère, transporte ses effluves empoisonnés jusqu’à mes narines gelées.

J’ai une brève pensée pour ma famille qui pourrait ne pas me revoir à Noël, et ça suffit à me faire oublier que je suis un pacifiste. Je passe alors à l’attaque. D’un mouvement rapide, je lance la motte comme s’il s’agissait d’un caillou. Mon tir précis laisse une trainée poudreuse et ma comète atteint la tête du bonhomme de neige. Le coup n’est peut-être pas fatal, mais suffit à l’ébranler et il ne réplique donc pas.

Un éclat de surprise apparait dans les yeux du Père Noël gonflable et ceux de sa créature cornue. Mon offensive s’avère donc une bonne option.

Je lance alors d’autres mottes de neige et morceaux de glace. Je suis une mitraillette hivernale. Le bonhomme de neige n’a aucune chance. Un de ses bras est arraché. Il perd un oeil. Sa tuque est décrochée.

Mais la carotte à désintégration est d’une fabrication beaucoup trop solide pour résister à mes attaques. Le canon orange est encore en état de marche.

Sans perdre une fraction de seconde pour réfléchir, je charge. Je franchis le banc de neige en deux puissantes enjambées. Mes bottes s’enfoncent ensuite dans la neige crouteuse du terrain, sans toutefois me ralentir. Je suis tellement rapide que ma course semble s’être effectuée pendant le court délai entre deux clignotements de lumières multicolores. Même la neige poudreuse soulevée par mes pas rapides reste en suspension.

L’impact est solide. Tel un joueur de football américain, j’ai baissé la tête et frappé ma cible à la poitrine avec mon épaule. Le pauvre bonhomme est arraché de ses jambes rondes et s’effondre sur le sol. Je le plaque au sol dans une explosion de neige.

Ils essaient de me faire suffoquer en m’envoyant une bouffée d’air glacial dans les poumons. Des flocons épineux cherchent à me crever les yeux. Des frissons artificiels se déroulent dans ma nuque. De la poudre blanche empoisonnée s’immisce dans tous mes orifices. Un sable mouvant nordique est en train de m’avaler.

Je la tiens. La carotte polaire.

Je lève le bras vers le ciel en la tenant fermement, comme si je présentais mon trophée aux étoiles de la nuit. Le froid invisible relâche alors son emprise et accepte ma victoire. Je m’époussète le visage et me relève, sans cesser de la brandir. Le Père Noël et son armée de soldats gonflables ne bougent plus. Certains se sont même cachés derrière des sapins. Ils ont peur. Et avec raison.

À mes pieds, il ne reste pratiquement plus rien du pauvre bonhomme de neige. Les viscères de cette créature robotique sont éparpillées, ou plutôt, saupoudrées un peu partout. J’ai anéanti mon adversaire de façon très efficace et ils ont peur de subir le même sort.

Je regagne la rue en tenant la carotte bien haut. Le vent s’enfuit avec quelques flocons. Je fais quelques pas fiers dans la neige grinçante et casse la carotte en deux, d’un geste assuré aux airs de défi. Je laisse ensuite tomber les morceaux et continue à marcher, sans me retourner. Une petite mélodie de Noël se faufile jusqu’à mes oreilles. Dans le ciel, une étoile me fait un clin d’oeil.

Malgré la situation extrême dans laquelle je me suis retrouvé, j’ai encore survécu.

Ça doit être cela, le miracle de Noël.

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4 commentaires sur “Carotte polaire

  1. Ahhhh! J’ai toujours su que c’était drôlement dangereux, la banlieue!!!

  2. C’est le diable les décorations gonflés, le diable!!!

    Sérieusement, très bon billet!

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