Auto brusque

Les gens montaient dans l’autobus. Moi, j’étais déjà assis depuis deux arrêts sur un siège pas suffisamment mou. Plusieurs nouveaux passagers venaient se tenir à la barre qui passait au-dessus de moi, me donnant un point de vue privilégié sur des aisselles. Un cercle de sueur sur une chemise bleu foncé, un t-shirt blanc jauni, les poils courts et épineux d’une dame âgée en camisole. Le paysage disgracieux m’incita à regarder à l’extérieur.

Des voitures avançaient, pare-chocs à pare-chocs, à peine plus vite que l’autobus. Il y en avait une rouge foncé. Avec des roues. De la rouille grignotait l’aile arrière et il manquait un morceau à la lentille d’un des phares. Son capot était un peu bosselé, comme si quelque chose lui était tombé dessus. L’autobus arriva à un autre arrêt et de nouveaux passagers montèrent à bord. La voiture rouge me doubla lentement.

Au feu de circulation suivant, l’autobus s’arrêta à côté d’une voiture. Rouge foncé, avec des roues, de la rouille, un phare brisé et un capot bosselé. Pareille à celle que j’avais vue quelques secondes plus tôt. Le feu passa au vert, et la nouvelle voiture rouge, plus rapide que l’autobus dans la circulation dense, me distança.

Je ne fus pas surpris, deux arrêts plus tard, de remarquer une nouvelle copie de voiture rouge juste devant l’autobus. Même la plaque d’immatriculation était identique! Je venais de découvrir, grâce à mon sens de l’observation ultra-développé qu’ils possédaient une flotte de véhicules semblables…

Et ils tentaient d’encercler l’autobus.

Les bosses sur le capot avaient été causées par l’impact de victimes qu’ils fauchaient. La peinture rouge foncé servait à masquer les éclaboussures. Ce que je croyais être de la rouille n’était que des restes de viscères en putréfaction. Pour pulvériser les fuyards, les phares lançaient des rayons laser dont la puissance faisait craquer la lentille. Je crois même que les quatre portes se déploieraient pour former des ailes et leur permettre de rejoindre un vaisseau mère en orbite.

L’autobus poursuivit son trajet, encore, et il ne restait plus que trois ou quatre arrêts avant l’endroit où je devais descendre. Bientôt, je ne serais plus à l’abri. Une de leurs voitures rouges roulait toujours dans les parages, signe évident qu’ils savaient que j’étais là.

Plus que deux arrêts. L’autobus changea tout à coup de voie pour se placer dans la même voie qu’une autre voiture rouge. Même si quelques voitures nous séparaient, c’était maintenant évident que le chauffeur travaillait avec eux et que je courais un danger en demeurant à bord. Le coffre de la voiture rouge s’ouvrirait et l’autobus s’y engouffrerait pour m’amener dans un de leurs repères souterrains.

L’arrêt suivant était le mien. Je me suis levé de mon siège d’une manière nonchalante pour ne pas trop attirer l’attention. Le moment critique, peut-être même fatal, arriva. L’autobus arrêta. La porte s’ouvrit. La voiture rouge s’était immobilisée plus loin devant. Je descendis, prêt à affronter ce monstre métallique.

Par un concours de circonstances incroyable, un abribus se trouvait sur le coin. Il ne suffit pas d’être agile et futé, il faut une part de chance pour survivre. J’ai couru m’y réfugier dès que mon pied toucha le trottoir. Une odeur forte m’accueillit, indiquant que d’autres personnes avant moi s’étaient cachées ici, mais n’avaient pas réussi à contenir leur peur dans leur vessie. Ce ne serait toutefois pas mon cas, puisque je n’ai peur de rien.

Patient et courageux, j’ai attendu. La voiture rouge ne bougeait pas, comme un prédateur qui guettait sa proie. Mais l’engin affamé ne supporta pas mon inaction très longtemps et partit chasser ailleurs. Près de deux heures plus tard, j’ai enfin pu sortir en toute sécurité.

Il était temps, parce que j’avais vraiment envie. Ce qui me fait penser que l’odeur repoussante de l’abribus n’était sans doute pas celle de la peur, mais celle de la patience…

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3 commentaires sur “Auto brusque

  1. Un très bon texte encore ici. Y’a des grands classiques déjà :

    «Je venais de découvrir, grâce à mon sens de l’observation ultra-développé qu’ils possédaient une flotte de véhicules semblables…»

    Ou encore

    «Ce qui me fait penser que l’odeur repoussante de l’abribus n’était sans doute pas celle de la peur, mais celle de la patience…»

    Merci pour le bon divertissement 🙂

  2. merci pour ce très bon récit! j’ai adoré la description des gens qui tiennent la barre dans l’autobus tellement vraie!!

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