On sonne à la porte.
J’ai tellement sursauté! J’étais absorbé dans mon écriture et le « ding dong » a violemment fait éclater ma bulle d’inspiration. J’ai dû lever de ma chaise haut comme ça!
Je n’attends pourtant personne. Puisque je n’ai pas vraiment d’amis, il y a peu de chances que ça soit quelqu’un que je connais qui vient me surprendre, surtout en soirée. Et ma famille habite loin. Oh! Que c’est louche…
Je quitte mon bureau et me dirige vers l’entrée. J’ai le coeur qui débat, comme si je venais de sprinter le cent mètres en escaladant une montagne à la nage. Mon niveau de concentration m’a rendu vulnérable à la surprise.
Ça sonne encore!
Décidément, il y a urgence. C’est très louche. Peut-être un voisin mal pris a un urgent besoin d’une tasse de farine. Ça peut arriver. C’est important, la farine. On peut s’en servir pour que des choses ne collent pas ensemble. Si l’on en répand sur le sol, ça laissera des traces quand quelqu’un ou une souris passera. J’ai aussi vu à la télévision qu’on peut en lancer dans les airs si l’on suspecte la présence d’un être invisible. Évidemment, elle sert aussi à faire de merveilleuses crêpes, un délicieux pain aux raisins ou la plus succulente des croustades. J’en ai un gros sac dans mon garde-manger.
Mais si ce n’était pas un voisin? Si c’était l’un d’eux? Un monstre électronique, une agente mécanique ou un violent porc-épic?
Avant d’ouvrir, je dois m’armer. Je fouille dans le tiroir à ustensile et empoigne une louche. L’arme parfaite dans les circonstances. Je tire les verrous et tourne les loquets. Mon coeur continue à battre d’un rythme rapide, mais ce n’est plus à cause de la surprise. C’est pour fournir à mes muscles l’énergie nécessaire pour une réaction rapide.
Un homme se tient devant ma porte, une caisse dans les mains. Son survêtement sport malpropre et sa casquette effilochée s’agencent parfaitement avec son sourire pourri et un peu édenté. Ses yeux plissés disparaissent derrière des sourcils touffus, et c’est à se demander si ce gros bouton sur son front n’est pas plutôt un oeil supplémentaire qui tente de pousser.
— Ç’a ben été long à répondre, me dit-il d’une voix putride. J’ai pas juste toé à livrer!
Livrer? Je n’ai demandé aucune livraison. La caisse qu’il tient est une caisse de bières, et je ne bois même pas d’alcool! Ils veulent m’empoisonner!
— Oh non!
Il déplisse son regard et m’observe. Je remarque aussitôt ses yeux qui ne regardent pas dans la même direction. Il peut voir deux endroits en même temps. J’ai maintenant la confirmation qu’ils m’ont envoyé une créature dangereuse. Cet homme est en fait un nain. Mais pas n’importe quelle sorte de nain.
Un nain géant.
Ces petits humanoïdes ont été étirés pour être aussi grands qu’une personne normale. Ils peuvent donc se promener parmi les foules, sans risque d’être découverts. C’est la première fois que j’en vois un d’aussi près et, si je ne fais pas attention, cela risque d’être aussi la dernière.
Il me dévisage avec son regard qui louche, et, moi, je brandis la mienne.
— N’essayez pas, je n’ai rien commandé!
Je le menace de mon arme, en prenant toutefois bien soin de ne pas mettre un pied à l’extérieur. Tant que je reste chez moi, il ne peut pas m’attaquer. Ses dents avariées iront mordre quelqu’un d’autre.
— Capote pas, là. Me suis trompé d’adresse, c’est toute.
Il recule alors que je continue à agiter mon arme dans sa direction. Le nain dépose la caisse dans le panier de sa bicyclette de gestes nerveux. Il s’assoit ensuite sur la selle et s’éloigne de chez moi dans un tintement de bouteilles qui s’entrechoquent. Dès qu’il sera hors de ma vue, je sais qu’il donnera quelques coups de pédales pour s’envoler jusqu’à leur base secrète cachée dans les nuages. Je ferme la porte et range mon ustensile dans son tiroir.
La louche est vraiment la meilleure arme pour se débarrasser d’un ennemi qui arrive comme un cheveu sur la soupe.
J’ai vérifié ma réserve de farine. Elle est basse, mais j’en ai au moins deux tasses. Une pour moi et une pour un voisin en détresse. J’ai pensé en commander une livraison, mais comme mes louches sont en plastique je vais donc m’en procurer directement à une source fiable. Après avoir lu ton histoire, je ne prendrai pas le risque d’ouvrir ma porte à un livreur.
Après cette anecdote louche, on a passé proche de te ramasser à la petite cuillère!