Panique parfaite

L’été est encore là. Ou plutôt, finalement là. Des centaines de personnes, voire des milliers, ont elles aussi décidé de venir arpenter les rues de la vieille ville et se promener sur les quais du vieux port. Il n’y avait pas de meilleur endroit où se trouver ce soir.

Le ciel bleuté commence à se teinter de l’orangé de fin de journée. Le soleil semble prendre ses précautions pour ne pas nous éblouir, en se faufilant derrière les bâtiments. Le fleuve transporte une brise fraiche et douce, que les restaurants agrémentent de leurs parfums savoureux. Il pleut des exclamations de joie qui s’écoulent en rigole entre les dalles de la rue. Tout baigne dans une musique de sourire. Je marche parmi des éclats de bonheur pétillants.

La soirée parfaite. Ou presque.

Il y en a beaucoup ce soir. Il y en a toujours un qui me suit. Je me retourne, il est là, à quelques pas. Je marche quelques secondes supplémentaires et me retourne. Je ne le vois plus, mais un autre l’a remplacé. Ou il s’est transformé. Je marche un peu plus et me retourne à nouveau. Encore là. Toujours là. J’essaie de me faufiler dans la foule, mais, dès que j’en sème un, un autre surgit. Je dois être très prudent. Je suis nerveux, très nerveux. Une petite panique monte en moi, mais mes réflexes sont prêts. L’adrénaline circule dans…

… je bondis de côté juste à temps. Sans avertissement, un homme vient de vider le contenu de son verre à bière directement où je me trouvais une fraction de seconde auparavant. Si j’avais été lent à réagir, cet acide m’aurait éclaboussé et j’aurais perdu plusieurs de mes orteils. Mon pied aurait fondu. Ma cheville aurait fusionné avec le sol.

Vite, je m’échappe parmi les passants.

— Bonsoir! Assoyez-vous, je vais dessiner votre portrait!

Un piège! Ils se font passer pour des artistes! Une fois qu’on est sagement assis, ils appellent du renfort et ce portrait est la seule chose qui reste de nous! Je décampe par une ruelle et trouve refuge dans une boutique.

Des colliers multicolores. Des sculptures artistiques. Des chandails de loup. Des marionnettes avec d’énormes yeux abrutis, des gueules velues béantes et des crocs de plastique… Euh… Ce ne sont pas des marionnettes! Ce sont de vraies créatures, des robots! Si je m’en approche, elles me sautent au cou, mordent ma nuque, sucent mon sang! À l’extérieur, sauve qui peut!

Tiens, la rue est fermée à la circulation. Ah… je vois pourquoi. Des kiosques et festivités sont mis en place pour ramener les visiteurs au temps de la Nouvelle-France. Amusant! Il y a des dégustations, des marchands, des musiciens, des comédiens déguisés en soldats. Avec des armes à feu d’époque. Qui semblent fonctionnelles. Oh! Il y en a un qui se tourne vers moi! Un cri se fait entendre.

— À mort!

Je plonge derrière des bottes de foin. Des touristes me regardent et je leur demande le silence en portant l’index à ma bouche. Ouf. Les soldats m’ont perdu de vu. Je ne prends pas de risque et je rampe jusque derrière un tipi, où des Amérindiens font nonchalamment cuire du blé d’Inde. De là, je me relève, époussète la paille collée à mes vêtements et continue ma visite du marché public d’antan.

— Vous savez, Monsieur, à notre époque, on ne mangeait pas des toasts au beurre de pinottes pour déjeuner! On mangeait un bon oignon cru et bien juteux!

Ils veulent encore m’empoisonner! Ahhhh!

Je cours encore! Mon coeur s’emporte, resserré dans un étau de panique. Du calme!

Il y a finalement un banc de parc libre et, surtout, hors de danger. Je m’y assois confortablement et profite de plusieurs minutes de répit. Le soleil attendait ce moment pour terminer son quart de travail, et il rembobine ses rayons dorés. Un voile soyeux se dépose sur la ville et en épouse les contours avec soin. La charmante nuit me regarde de ses étoiles scintillantes. La lune n’est visible qu’à moitié, mais ensemble nous formons un tout. Elle est ma compagne silencieuse. Je lui offrirais mon bras pour que nous nous perdions ensemble jusqu’au lever du jour.

Ou jusqu’à ce qu’ils viennent tout gâcher. Ça devient vraiment dangereux, ils semblent vouloir m’encercler. Même si tout s’est bien passé jusqu’à maintenant, je ne dois pas risquer de commettre une erreur que je regretterai le restant de mes jours. Il faut savoir reconnaitre ses victoires. Avant de laisser la panique s’emparer de moi, je dois partir d’ici.

Ils me suivent encore, un peu en retrait, à quelques pas derrière moi. Pour m’en débarrasser, une idée me vient en tête. Je n’ai qu’à entrer dans le prochain café que je croiserai et attendre qu’ils soient passés. Mon plan est excellent, sauf que le café que je croise est fermé. Et ils semblent me rattraper. J’accélère en direction d’un autre café. Celui-là aussi est fermé. Et le suivant.

Ils sont tous fermés. Pourtant, il n’est pas si tard. J’aperçois enfin au loin un endroit ouvert. Le seul. Un restaurant d’une chaine de restauration rapide. Je m’y dirige aussitôt, certain d’avoir enfin trouvé mon abri.

Cette petite panique grimpante qui m’assaille depuis le début de la soirée m’a presque rendu aveugle. Un peu plus et je me serais retrouvé dans leur embuscade. Ils ont fermé tous les cafés et m’attendent dans ce seul endroit ouvert. Je les vois maintenant par les fenêtres, armés de frites, tenant des grenades en forme de verre de carton. Ils ont probablement dissimulé un filet électrique parmi les serviettes de papier. La porte menant aux toilettes est en fait l’accès à leur base secrète et leur prison éternelle.

J’ai vu juste à temps. Je maitrise ma panique. Pour une dernière fois ce soir, je cours encore. Mes jambes solides m’emportent loin d’eux. Si j’avais fait un faux pas, si j’avais trébuché, ça aurait été la fin. Toujours traqué, mais toujours survivant.

Je respire librement. Mon coeur bat. C’est tout ce dont j’avais besoin pour considérer cette soirée parfaite.

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2 commentaires sur “Panique parfaite

  1. Wow! Tu es tellement ingénieux pour déjouer leurs plans! quel sales manigances vont-ils employer les prochaines fois???

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