Pique pique la fourchette!

Elle sentait bon. Je l’avais regardée durant la chorégraphie de sa préparation, presque hypnotisé par la suite de mouvements fluides et le mélange de toutes ses couleurs. Quand elle fut enfin prête, je l’ai emmenée à l’extérieur, sur la terrasse. Je sentais sa douce chaleur contre ma main. Un passant me lança un regard jaloux, mais elle était mienne. Et elle avait l’air si appétissante!

Je parle bien sûr de mon assiette. Rien de mieux qu’un bon repas sur une terrasse pour commencer une soirée en beauté. La météo était idéale, avec un vent léger qui caressait ma joue et me jouait dans les cheveux. Le ciel avait ouvert ses paupières nuageuses et me regardait de son oeil ensoleillé. J’étais en tête à tête avec Dame Nature.

Après quelques bouchées magiques, j’ai remarqué un autre client sur la terrasse. Il tenait son téléphone cellulaire à deux mains et faisait danser ses pouces sur le clavier. J’ai toujours été fasciné par la dextérité de certains utilisateurs de la messagerie texte. Lui, il écrivait très vite. Et très beaucoup…

Je prenais une bouchée, message texte. Une gorgée, message texte. Pain, texte. Serviette, texte.

Il leur transmettait chacune de mes actions! Cela signifiait qu’ils préparaient une attaque contre moi. À tout moment, ils auraient pu bondir d’un toit ou surgir d’une camionnette stationnée sur la rue. Ils attendaient sans doute un moment d’inattention de ma part. Inutile. Je suis toujours attentif et prêt.

J’ai calmement continué à manger, en prenant soin de ne jamais lâcher ma fourchette. Je suis contre la violence, mais, s’ils m’attaquaient, je voulais être armé pour me défendre. Pendant ce temps, il continuait à écrire, poursuivant la transmission de mes moindres gestes. Quelques détritus virevoltèrent sur la rue, dans le faible vent qui venait de se lever. Le soleil disparut derrière un voile gris. Message texte.

Je réfléchissais à toute vitesse. À la fin de mon repas, un employé du restaurant viendrait ramasser mon assiette, ainsi que mes ustensiles. Je serais sans défense. Il fallait donc que je les force à quitter les lieux avant que j’aie fini de manger.

— J’ai une fourchette! ai-je alors annoncé en brandissant mon arme bien haut.

J’ai ensuite baissé le bras et planté solidement les quatre dents acérées de mon ustensile dans ce qui me restait de pain.

L’envoi de messages textes s’arrêta aussitôt. Il me regarda une brève seconde, perplexe. J’en ai ajouté en donnant de nouveaux coups dans mon pain. Des morceaux de croute s’éparpillaient sur ma table.

Il rangea lentement son téléphone cellulaire dans sa poche, se leva sans faire de bruit et disparut parmi les passants. Ils préfèrent les cibles faciles.

J’ai terminé mon repas en paix et j’ai même pris un dessert… que j’ai mangé avec une inoffensive cuillère!

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